Il y avait une grosse réserve de bois fendu à côté de la cheminée et vous
lui avez dit que vous vous chargiez d'allumer le feu, mais c'est une chose
dont vous aviez perdu l'habitude depuis la fin de la guerre; il vous a fallu
longtemps.
Il faisait chaud maintenant; enfoncé dans un des fauteuils, vous avez
commencé à boire son thé qui vous réconfortait merveilleusement; vous vous
sentiez tout envahi d'une délicieuse fatigue; vous regardiez les flammes
claires et leurs reflets sur les pots de verre et de faïence, dans les yeux tout
proches des vôtres de Cécile qui avait enlevé ses souliers et s'était allongée
sur le divan, beurrant, appuyée sur un coude, une tranche de pain grillé.
Vous entendiez le bruit du couteau sur la mie durcie, le ronflement dans
le foyer; il y avait cette fine odeur de deux fumées à la fois; de nouveau vous
aviez toute votre timidité déjeune homme; le baiser vous apparaissait comme
une fatalité à laquelle il vous était impossible de vous soustraire, vous vous
êtes levé brusquement et elle vous a demandé: «Qu'est-ce qu'il y a?»
La regardant sans lui répondre, sans plus pouvoir détacher vos yeux des
siens, vous vous êtes approché d'elle doucement avec l'impression de tirer
un immense poids derrière vous; assis près d'elle sur le divan, votre bouche
a eu encore quelques terribles centimètres à franchir, votre cœur était serré
comme un linge humide qu'on essore.
Elle a lâché le couteau qu'elle tenait d'une main, le pain qu'elle tenait de
l'autre, et vous avez fait ce que font ensemble les amoureux.
Michel Butor, La Modification.