Harnais de naissance et économiste averti, ANDRÉ SIEGFRIED a mis en pleine
lumière les caractères essentiels de sa ville natale.
L'atmosphère du Havre s'exprime tout entière dans le vent d'ouest, tout
chargé d'océan, qui tantôt déverse sur l'estuaire des flots d'encre, et tantôt,
lavant complètement le ciel à l'occident, ne laisse plus du côté du large
qu'un immense horizon de clarté, ouvert sur l'infini. Venir au Havre
autrement que par vent d'ouest, il me semble que c'est ne pas y être venu!
(Les Anglais — ces voisins — réagissent de même, grelottants, rétrécis et
misérables quand souffle, de la Mer du Nord, le beastly East wind.)
Le vent de la Manche, en effet, transfigure tout. Les couleurs de la rade
sont parmi les plus belles du monde, les plus riches, les plus changeantes,
les plus nuancées. Ce fut l'avis d'une pléiade de peintres illustres, qui ne
pensèrent pas pouvoir trouver plus beau sujet d'étude: Boudin, Millet,
Claude Monet* doivent être considérés comme des Havrais d'adoption, et
si Monet nous a quittés pour d'autres cieux. Boudin est jusqu'à la fin
demeuré fidèle à l'estuaire. Les verts de jade de nos jours de tempête sont
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inimitables, comme l'azur salin des ciels de noroît1. Laissons pourtant là
ces nuances: ce qui fait vraiment l'atmosphère de ce port, c'est l'ouverture
sur le grand large, ouverture symbolique, car il s'agit d'une ville où l'on
regarde vers le dehors, d'une fenêtre ouverte sur les océans et les continents
(...).
Par ses relations d'affaires, par le champ de ses intérêts, Le Havre est
non seulement international mais mondial. Les produits qui servent de base
à son activité commerciale, maritime et boursière constituent, à eux seuls,
la plus prestigieuse leçon de géographie. Même sans être jamais sorti de
chez lui, un Havrais est en contact direct avec l'Amérique, l'Afrique, l'Asie,
l'Océanie. Enfant, je me revois guettant du haut de la côte l'arrivée des
bateaux sur la rade: l'expérience m'avait enseigné la périodicité de leurs
retours; je savais aussi d'où ils venaient et par conséquent qu'il existe
d'autres pays et d'autres climats. Combien de Français ont appris dans les
livres que le monde extérieur existe, mais ne le savent pas véritablement!
Pour les Havrais, ce monde lointain est une réalité.
Cette coexistence du large et de la plus terrienne des provinces
françaises donne au Havre un équilibre singulier. Le ton est cosmopolite à
beaucoup d'égards: il y a des Anglais, des Américains, des Suisses, des
Hollandais, des Scandinaves, et beaucoup de Havrais ont une origine
étrangère. Mais la tradition du territoire s'exprime dans de vieilles familles,
spécifiquement normandes, qui demeurent distinctes, et c'est ainsi que
l'esprit normand, qui est peut-être le véritable esprit navrais, reparaît
toujours, comme une sorte de génie familier. Il nous préserve des
exagérations, des folies et des fanatismes; sa pointe d'ironie nous empêche
de prendre au tragique ce qui doit être pris au sérieux: il faut, pour vivre,
avoir le pied sur la terre et je ne crois pas qu'à cet égard on puisse mieux
choisir que le sol normand. Quand le tragique survient — et le destin nous
a rudement traités de ce point de vue — nous retrouvons la vitalité d'une
race qui a beaucoup de siècles derrière soi, qui sait reconstruire comme elle
a su conquérir (...).
Je ne connais pas de cité dont les habitants aient davantage une
conscience collective des conditions de son existence. Je me remémore à
ce sujet mes souvenirs d'enfance quand, vers 1885, j'avais dix ans: tous les
gens qui m'entouraient, que ce fussent les miens, les amis de la maison, les
associés ou collaborateurs de mon père, les serviteurs et leurs familles,
tous, oui tous, vivaient de l'échange, de l'activité commerciale et maritime
du port, et tous surtout en avaient conscience. Mon père, mon oncle étaient
importateurs de coton, le mari de notre concierge était pilote2 les parents de
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notre cuisinière étaient employés de la «Transatlantique3», les visiteurs qui
sonnaient à notre porte ou s'asseyaient à notre table étaient courtiers,
ingénieurs, marins, négociants.... Par les conversations que j'entendais., au
salon ou à la cuisine, je savais que le transatlantique venait d'arriver de
New York (je l'avais du reste vu sur la rade), que tel bateau des «Chargeurs
réunis»4 était en retard, qu'il y avait eu un killing frost5dans l'Arkansas,
qu'il y avait une hausse du coton en Bourse, que le projet d'agrandissement
du port allait être discuté à la Chambre et qu'il était combattu par les
Rouennais6. Tout cela mettait en jeu bien des intérêts et combien divers,
mais tous ces Havrais se sentaient solidaires, dès qu'il s'agissait d'entretenir
l'activité de l'Établissement maritime qui était pour eux l'équivalent d'une
petite patrie. Les sirènes du port n'avaient-elles pas, pour chacun d'eux,
bercé la veille le repos de la nuit**?
ANDRÉ SIEGFRIED. Géographie poétique des cinq Continents (1952).
Примечания:
1. Норд-вест, влажный северо-западный ветер, искажающий краски. 2. Лоцман.
3. Известная судоходная компания "Compagnie Générale Transatlantique". 4. Судо-
ходная компания. 5. Убийственный мороз (англ.) 6. Город Руан является соперником
Гавра.
Вопросы:
* On étudiera la composition (le ce morceau. — à la description proprement dite?
** Quel intérêt les souvenirs personnels apportent-il?',
NOSTALGIE DE LA FLANDRE
Montrée riche en charbon et en textiles, «pays noir» et vastes champs de lin,
la Flandre s'étend sous un ciel pâle. Mais ce pays du Nord ne manque pas
d'attrait, ni surtout d'âme.
Mon enfance captive a vécu dans des pierres,
Dans la ville où sans fin, vomissant le charbon,
L'usine en feu dévore un peuple moribond.
Et pour voir des jardins, je fermais les paupières....
J'ai grandi, j'ai rêvé d'orient, de lumières,
De rivages de fleurs où l'air tiède sent bon,
De cités aux noms d'or, et, seigneur vagabond,
De pavés florentins où traîner des rapières.
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Puis je pris en dégoût le carton du décor,
Et maintenant, j'entends en moi l'âme du Nord
Qui chante, et chaque jour j'aime d'un cœur plus fort
Ton air de sainte femme, ô ma terre de Flandre,
Ton peuple grave et droit, ennemi de l'esclandre2,
Ta douceur de misère où le cœur se sent prendre,
Tes marais, tes prés verts où rouissent3 les lins,
Tes bateaux, ton ciel gris où tournent les moulins,
Et cette veuve en noir avec ses orphelins*...,
ALBERT SAMAIN. Le Chariot d'Or (1901).
Примечания:
1. Tour concis, très usuel: où je pourrais traîner... pour y tramer. 2. Скандал, ссора.
3. ... гдемокнетлен.
Вопросы:
* Expliquez avec précision par quels sentiments successifs est passée l'âme du poète.
Quels éloges fait-il de sa terre natale?
ADIEUX A LA MEUSE
Des montagnes qui se dressent sur son sol, la France envoie tout un réseau
complexe de fleuves et de rivières aux différentes mers dont elle est bordée: la
Seine s'écoule des hauteurs de la Côte-d'Or jusqu'à la Manche; du Massif
Central, la Loire parcourt mille kilomètres avant de se jeter dans l'Océan; la
Garonne joint les Pyrénées à l'Atlantique; et le Rhône, torrent échappé des
Alpes, s'y creuse une longue vallée avant de se précipiter dans la Méditerranée.
La Meuse, elle, avant de passer en Belgique, puis en Hollande, traverse la
Champagne et la Lorraine, qu'elle met ainsi en communication avec nos
voisins du Nord. C'est assez dire son importance sur le plan géographique et
économique. Et puis, littérairement, elle a inspiré à CHARLES PÉGUY un de ses
poèmes les plus émouvants: les adieux de Jeanne d'Arc au fleuve qui l'a vue
naître et dont les flots ont bercé son enfance.
Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.i.
Meuse, adieu: j'ai déjà commencé ma partance'
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.
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Voici que je m'en vais en des pays nouveaux:
Je ferai la bataille et passerai les fleuves;
Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,
Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves,
Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,
ОMeuse inépuisable et que j'avais aimée.
(Un silence.)
Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée;
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée ,
Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main
Des canaux dans la terre, — à jamais écroulés.
La bergère s'en va, délaissant les moutons,
Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.
Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
ОMeuse inaltérable et douée à toute enfance,
Оtoi qui ne sais pas l'émoi de la partance,
Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,
Оtoi qui ne sais rien de nos mensonges faux,
ОMeuse inaltérable, ô Meuse, que j'aimais,
( Un silence.)
Quand reviendrai-je ici filer encor la laine?
Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous?
Quand nous reverrons-nous? et nous reverrons-nous*?
Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime**....
CHARLES PÉGUY. Jeanne d'Arc (1897).
Примечания:
l.Mon départ (archaïsme). Mais on dit encore: le navire est en partance (se prépare
à partir). 2. Qui s'en est allée.
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Вопросы:
*Pour quelles raisons Jeanne a-t-elle ce regret de partir?
** Étudiez la musique de ce poème. A quelles intentions correspondent les artifices de
typographie employés ici?
LES ALPES
Frison-Roche exprime dans Premier de Cordée l'atmosphère de la haute
montaêne: son héros, Pierre Servettaz, neveu d'un des meilleurs guides des
Alpes, a senti en lui l'irrésistible vocation de l'héroïsme, l'appel de la liberté.
Sous ses pieds, s'ouvre le trou sombre de la vallée profonde de mille
mètres et, en face de lui, la chaîne du Mont-Blanc, qui s'exhaussait
à mesure qu'il montait, a repris sa véritable dimension; la coupole
supérieure repose comme la voûte d'une cathédrale byzantine sur
l'architecture compliquée des Aiguilles, amenuisées par la distance. C'est
une forêt de pierres où pilastres, tours, campaniles, lanternes1
s'enchevêtrent et se hérissent, émaillés de névés2 glauques.
Les glaciers des Bossons et de Tacounaz, écaillés de crevasses trans-
versales, s'allongent et s'étirent paresseusement comme de gigantesques
sauriens.
Le froid augmente; Pierre claque légèrement des dents, mais il ne peut
se lasser d'admirer encore une fois ce lever du jour.
C'est comme si d'un coup tout devenait plus clair, plus frais, plus pur.
Une toute petite tache rosé s'est posée sur la cime sans qu'on sache d'où
venait la lumière; sans doute des lointains de l'est, maintenant phosphores-
cents et, en même temps que le jour naissait, l'air s'est fait plus léger. Pierre
voudrait chanter. Mais non! C'est tout son être qui chante mystérieusement
le renouveau de la vie. Il se lève, assure son sac sur l'épaule et, repartant
dans la fraîcheur, atteint la combe' du Brévent encore dans l'ombre, où les
gros blocs du clapier4 dessinent des formes étranges et familières; le jeune
montagnard marche fébrilement. Maintenant, il se faufile avec le sentier
complice sous un petit campanile déchiqueté, puis l'abandonne pour une
piste à peine marquée qui rejoint la base de la grande paroi du Brévent.
La face du Brévent est une ascension courte, facile pour un grimpeur de
classe, mais vertigineuse au possible; on y conduit généralement les
débutants ou encore les alpinistes qu'un guide veut «essayer» avant une
course importante; le rocher est très délité5 et nécessite de grandes
précautions.
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Cette paroi Pierre l'a gravie bien des fois, et, s'il y retourne, c'est
justement parce qu'il sait fort bien qu'il ne pourra trouver meilleure pierre
d'essai: un homme sujet au vertige ne franchit pas la vire6 du haut de la
paroi. Et Pierre se reprend à douter, redoute l'échec qu'il pressent, perd sa
confiance... Sa démarche se fait plus hésitante. Il faut, pour aborder les
rochers, traverser un petit couloir herbeux très raide, les gazons mouillés
de rosée sont très glissants. En temps normal, Pierre aurait sauté en se .
jouant d'une pierre à l'autre. Pourquoi, aujourd'hui, n'avance-t-il qu'avec
précaution, plantant la pique de son piolet dans la terre pour assurer sa
marche, s'inclinant exagérément du côté de la montagne, au lieu de poser
son pied bien franchement et d'aplomb?
Quelqu'un qui le verrait de loin s'inquiéterait: «Voilà un débutant qui n'a
pas le pied sûr!» songerait-il.
R. FRISON-ROCHE. Premier de Cordée, (1948).
Примечания:
1. Разные формы скал: пилястр — плоский вертикальный выступ на поверхности
стены; кампанилла — колокольня, стоящая на некотором отдалении от церкви;
лантерн — башенка с отверстием (фонарем) сбоку. 2. Фирновый (уплотненный,
смерзшийся) снег. 3. Длинное и узкое ущелье. 4. Нагромождение каменных обломков
у подножья склона. 5. Растрескавшиеся и отслаивающиеся от воздействия воды
и морозов. 6. Тропа, вьющаяся по склону горы.