Gurau fit un sourire agacé:
«J'ai déjà refusé le Travail quand Briand me l'offrait en novembre. Ce
n'est pas pour l'accepter aujourd'hui.
— Ah! je ne savais pas... Excusez-moi... Vous me bouleversez mes
idées...
Ça s'arrangera de toute façon. Je ne puis pourtant pas vous proposeï
l'Agriculture? »
Gurau sourit sans prendre la peine de répondre.
«Alors, je suis bien embarrassé... Vous voudriez... quoi?
— Les Affaires»2.
C'était dit sur un ton d'ultimatum. Morin eut un air cordialement
désespéré:
«Les Affaires!.. Mais je les ai promises à Cruppi!.. Cruppi est un des
axes de ma combinaison!.. Ce que je peux risquer, à l'extrême rigueur, c'est
reprendre une parole que j'ai donnée pour les Colonies... Vous ne direz pas
que les Colonies sont de la gnognote»3.
Gurau faillit observer avec aigreur que si l'on attachait tant soit peu
d'importance à son concours, on n'avait qu'à le convoquer avant de
distribuer toutes ces promesses; et qu'il eût fait aussi bien qu'un autre ui
des «axes de la combinaison». Il préféra, en se levant, laisser tomber d'une
voix négligente, mais décidée:
«II n'y a que les Affaires qui m'intéressent pour le moment.»
Morin le retint encore:
«Je vous en supplie, mon cher, ne me dites pas non tout à fait. Je tiens
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énormément à vous. Laissez-moi un peu de temps pour me retourner...
Vous savez, moi, je n'ai accepté que par devoir. La vraie question qui se
pose, c'est de se grouper, à un certain nombre, pour une besogne
républicaine*.»
JULES ROMAINS. Les Hommes de Bonne Volonté. Les Pouvoirs (1935).
Примечания:
1. Гюро и Морен — вымышленные персонажи. Остальные фамилии принадлежат
политическим деятелям IIIРеспублики. 2. Министерство иностранных дел. 3. Чушь,
вздор (разг.) 4. Как бы мало значения ни придавали.
Вопросы:
*Un bon ministre doit-il nécessairement être compétent dans son département
ministériel?
**Que pensez-vous du procédé littéraire qui consiste, comme ici, à mêler des
personnages historiques avec des personnages purement imaginaires?
MANIFESTATION DE GRÉVISTES
Les revendications sociales sont fort anciennes en France, où de nombreux
mouvements de grève se sont succédé depuis un siècle. Si la violence n'en fut ,
pas toujours exclue, il faut comprendre qu'elle était suscitée par la misère
souvent révoltante de la condition ouvrière.
La scène se passe dans le nord de la France, dans la région de Koubaix-
Toureoing, où sont inflallées de puissantes industrie s textile s. Les patrons ayant
refusé l'augmentation demandée par les ouvriers, ceux-ci se sont mis en grève.
Une rumeur lointaine, lentement accrue, finit par tirer Denoots1 de sa
rêverie sombre. Des cris, des clameurs, un piétinement confus d'êtres en
marche... Ce moutonnement venait de la rue du Pays, envahissait l'entrée
de la rue de la Fosse-aux-Chênes. Denoots ouvrit sa fenêtre, jeta au-dehors
un coup d'œil. Une troupe de gardes à cheval2 arrivait. Ils passèrent sous sa
fenêtre. Derrière venait une fanfare, avec des grosses caisses3, qui menaient
grand bruit. Puis, encadrée entre deux files de gardes mobiles à cheval
alternant avec des gardes à pied et des policiers, lente, désordonnée,
tumultueuse, la foule des grévistes avançait en cortège.
189
Ce n'était pas d'abord, comme on eût pu le croire, un spectacle
dramatique. Cette masse, on la sentait trop bien contenue, trop fermement
endiguée par ces hommes en uniformes, avec leurs armes, leurs carabines
et leurs sabres. Des femmes hâves, en pantoufles, tramaient des enfants
sales. Les hommes étaient en espadrilles, en casquette. Beaucoup, malgic
la pluie, n'avaient pas de pardessus. Ils avaient relevé le col de leur veston
minable4. Ils chantaient sans entrain, malgré les encouragements des
dirigeants, qui, à côté, comme des caporaux, les guidaient en suivant de
l'œil, sur un papier, les paroles des couplets de L'Internationale, que bien
peu connaissent. Et, pressés, bousculés, passant en hâte entre deux rangées
d'hommes solides et armés pour la bataille, ils paraissaient plus pitoyables
qu'effrayants, avec leurs joues creuses et leur carrure étriquée5. Un mot
venait aux lèvres:
«Les malheureux*!»
Jusqu'au jour où, peut-être, la faim en ferait une bande de loups.
Beaucoup portaient des pancartes, au bout de longs bâtons. On y lisait
Cinq four cent d'augmentation!
La semaine de quarante heures!
Quinze jours de vacances payées!
La lutte jusqu'au bout! Le triomphe ou la mort!
Mélange de revendications pratiques et de phraséologie pompeuse.
comme l'aime le peuple. Tous les trente mètres, un grand cri soulevait la
foule:
«Du pain pour nos enfants! Du plomb8 pour nos patrons!»
Denoots regardait toujours. Le cortège arrivait à sa fin. Déjà, tout au
bout de la rue, on voyait le peloton de gardes à cheval qui fermait la
marche. A cet instant, une femme, sous la fenêtre de Denoots, leva la tête.
Elle aperçut le patron qui regardait le cortège. Elle le dit à d'autres. Des
gens s'arrêtèrent. On leva le poing vers lui. On lui cria:
«A mort! A mort!»
Les agents poussaient en vain cette foule qui ne voulait plus avancer
Des hommes cherchaient des pierres. Beaucoup se colletaient9 avec les
gardes, refusant de s'en aller. L'incident allait tourner en échauffourée-
malgré l'intervention de Denvaert10 et de quelques chefs du syndicat, qui
tentaient de calmer leurs hommes et s'opposaient aux violences des
policiers énervés. Un bâton, lancé par une femme, cassa un carreau de la
fenêtre d'où l'industriel regardait. Denoots referma la croisée. Mais les cris
190
continuèrent:
«A mort! A mort! La corde au cou, Denoots! La corde au cou!»
Cinq minutes encore, la bousculade se prolongea sous sa fenêtre. Puis
l'échauf-fourée se calma. Le cortège reprenait sa route. Lentement, decres-
cendo, les vociférations s'éloignaient:
«Quand on n'aura plus d'pain, faudra taper dans l'tas! Taper dans l'tas! "
Taper dans l'tas!»
De nouveau, on le12 perçut comme une rumeur confuse et distante, qui
s'en allait ailleurs, porter en d'autres coins de la cité la terreur et la révolte.
«Du pain pour nos enfants! Du plomb pour nos patrons!» C'était là le grand
cri, celui où chacun mettait son exaspération de misère. On le reprenait
à chaque instant. Il dominait tous les autres, il résumait la volonté sauvage
de ce peuple: se venger, et manger.
Et tout s'était tu, la Fosse-aux-Chênes avait repris son calme de rue
morte, quand, écho lointain et farouche, revint encore, apporté par le vent
jusqu'aux oreilles de Denoots frissonnant et paie, la suprême clameur de
famine et de haine, dont on n'entendait que les premiers mots: «Du pain!..
Du plomb!.. Du pain!.. Du plomb**!..»
MAXENCE VAN DER MEERSCH.
Quand les sirènes se taisent (1933).
Примечания:
1. Промышленник, возле дома которого проходит демоне фация забастовщиков
2. Конной полиции, присланной для наведения порядка 3 Большой барабан, иногда
соединенный с металлическими тарелками . 4. Невзрачного, жалкого. 5 Их узкими
плечами 6. Продолжительность рабочей недели составляла тогда 48 часов. 7. Напы-
щенные выражения, фразы 8 Свинец, т.е пуля 9 Сцепились, дрались 10 Один из
Руководителей забастовки. 11. Навалиться, налететь на противника (разг) 12 Le
cortège.
Вопросы:
* Par quels détails précis est évoquée la misère des grévistes?
** Quelle impression se dégage de ce récit? Quel usage l'écrivain fait-il de certaine
ruthmes, de certaines allitérations? Quelle semble être la position de l'écrivain envers le
mouvement revendicatif qu'il décrit?
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CONSIGNES A DE JEUNES
JOURNALISTES
En France comme ailleurs, les journaux -peuvent se répartir essentiellement en
deux catégories: ceux qui ont pour objet d'exprimer les convictions du parti
politique auquel ils appartiennent; et ceux qui, plus indépendants. se
consacrent davantage à l'information proprement dite.
De toute façon, les uns et les autres connaissent une vie souvent précaire. Aussi
faut-il avoir beaucoup d'audace, et découvrir une formule vraiment .sans
précédent, pour prétendre «lancer» et faire durer un nouveau journal.
Un député. Croûton, a déridé de fonder un journal. Ils' eft adjoint quatre
feunes gens, Merlange, 'R.ibaulf, Guitton et Dannery, qui sont pleins de bonne
volonté, таиqui ignorent tout du métier de journaliste. Aussi a-t-il jugé utile de
les réunir pour leur donner quelque s «consignes» indispensables.
Crouzon, prompt et soucieux derrière sa table de bois, blanc, parlait
vite, sans même les regarder:
«Nous paraîtrons le 15 octobre. J'engagerai avant les vacances quatre
reporters pour les faits divers, les tribunaux, les principaux ministères. Le
rédacteur en chef sera M. Aubrain, que vous connaissez. Je cherche un
secrétaire de rédaction, car je ne veux pas, tout compte fait, diminuer d'un
seul homme mon journal de Châteauroux. Mon intention, Dannery, est que
vous appreniez la mise en pages pour le doubler en cas de besoin. C'est un
travail du soir — de neuf heures à minuit — qui ne vous gênera pas dans
votre métier d'architecte. Dans un an, si vous réussissez, je vous ferai
rédacteur en chef à côté d'Aubrain, qui m'est précieux par ses relations,
mais qui n'a pas votre sérieux.
- Mais, dit Dannery, je crois que Ribault, par exemple...
— Il faut, reprit Crouzon plus haut, sans l'écouter, que vous me
prépariez quatre campagnes' qui puissent servir au lancement. Je ne
compte pas trop sur Paris d'abord, et mon premier effort de distribution
portera sur la banlieue. En banlieue, nous serons en concurrence avec les
communistes, mais nous ne devons pas les heurter. Prenez toutes les
grosses villes de banlieue une à une: Ce qu'il faut à Saint-Denis, ce qu'il
faut à Aubervilliers, ce qu'il faut à Puteaux, etc. N'oubliez pas que votre
urbanisme n'est pas le leur*. Ils tiennent aux transports rapides autant qu'au
logement et plus qu'aux jardins publics. Pour tenir la banlieue en baleine, il
faut faire alterner les articles généraux: transports, marchés, parc des
192
sports, avec les articles sur chaque région. Là où les municipalités sont de
droite2, tapez dur. Mais toujours au nom des faits, de la science, et jamais
au nom de la politique. Vous me suivez?»
Dannery était glacé par cette consigne étroite. C'était bien à peu près ses
idées qu'il allait servir, mais en esclave. Sans hésiter pourtant il accepta cet
esclavage et dit d'une petite voix: «J'essaierai.
- Pour vous, Ribault, vous êtes déjà presque au courant: il s'agit de
refondre, à l'usage du journal, ce que nous avons préparé ensemble pour la
commission de l'Agriculture3. Blé, viande, légumes, fruits. Mais ne croyez
pas que je compte sur un public de paysans au début. Il faut donc faire de
ça une campagne sur la vie chère. Vous pourrez dire, en quinze papiers,
qu'il y a quinze produits alimentaires dont le prix doit baisser.
— Je vois. Entendu, dit Ribault de sa grosse voix sourde.
— Monsieur Merlange, je ne connais rien à l'aviation. Mais le sujet est
bon, vu sous l'aspect de la Défense nationale. Je ne veux pas embêter le
ministre. Au contraire nous tâcherons de lui demander des faits.
— Il faut attaquer, dit promptement Merlange, toutes les méthodes
d'étude et d'exécution des grandes boîtes ; comparer avec les États-Unis,
avec l'Italie. Expliquer ce qu'on devrait faire, avec le même argent. Oh! je
vois ça! Pas de technique du tout, mais des comparaisons de résultats,
écrasantes*...
— Tiens, mais c'est bon, ça. Vous avez l'humeur journaliste. Veillez
éviter les attaques personnelles. Et vous, monsieur Guitton, vous vous
rappelez ce dont nous parlions à Eguzon-le-Petit . Une enquête sur les
jeunes, le chômage des manuels et des intellectuels, l'effet en dépend de
vous, de votre talent: excellent? détestable? nous verrons...
«Messieurs, reprit Crouzon plus haut, en se levant, vous êtes des esprits
d'élite. Mais en journalisme vous êtes des bleus6. Vous ne vous fâcherez
pas si, pendant les six premiers mois, je vous coupe vos articles ou si je les
fais refaire. Vous tâcherez de traiter vos collègues comme des égaux: c'est
une race ombrageuse. Ne venez pas trop au journal. La parlote7 et l'apéritif
sont les plaies du métier. Ma porte restera toujours ouverte pour vous.
Mais si vous avez une idée à me soumettre, mieux vaut que ce soit par
écrit. A partir d'aujourd'hui, et pour préparer votre travail d'octobre, vous
mettre au courant et répondre à mes convocations, vous toucherez chacun
quinze cents francs par mois**.»
JEAN PRÉVOST. La Chasse du Matin (1937).
193
Примечания:
1 Имеются в виду кампании в прессе, организуемые с целью привлечь внимание
общественного мнения к какой-либо проблеме. 2. То есть большинство в них принад
лежит правым партиям. 3. В парламентской комиссии по сельскому хозяйству. 4 За
водов (разг.) 5. Небольшой городок в Эндре — департаменте, от которого Крузон
избран депутатом. 6. Новичок. В армии так называют новобранцев. 7. Болтовня, пус
тословие.
Вопросы:
* Pourquoi l'urbanisme du banlieusard et celui de l'architecte sont-ils difjerents ?
* * Expliquez ci-ne formule. Vous paraît-elle acceptable, ou bien n'équivaut-elle pas a la
condamnation d'une certaine manière de concevoir le journalisme?