— Mais... me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implac-
able ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince,
comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs
de la volonté d'un mourant.
— Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.
— Signez donc, reprit Richelieu; ce papier porte: «Ceci est ma volonté
de les prendre morts ou vifs~. »
Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa tomber
sa main sur le papier fatal et signa. «Laissez-moi, par pitié! Je meurs! dit-il.
— Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand
politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des garanties et
des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte:
«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne quitteront
pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses gardes partageront
le poste avec ceux de Sa Majesté. »
62
De plus:
«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otages
entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son
attachement.»
— Mes enfants! s'écria Louis, relevant sa tête, vous osez....
— Aimez-vous mieux que je me retire?» dit Richelieu.
Le Roi signa*.
ALFRED DE VIGNY. Cinq-Mars (1826).
Примечания:
\. В греческой мифологии богини мщения, обитательницы Аида. 2. Vivants.
Вопросы:
* Par quels moyens s'exprime le contraste entre la faiblesse tout humaine du roi et
l'inflexible rigueur du cardinal? — Ce contraste, un peu appuyé, ne force-t-il pas la vérité
historique?
LOUIS XIV, PROTECTEUR DES SCIENCES
ET DES LETTRES (1638-1715)
De même qu'il y a eu un siècle de Périclès et un siècle d'Auguste, il y a un
«siècle de Louis XIV». C'est-à-dire une époque (le lumière, où les lettres et les
arts, protégés par un souverain fastueux, connurent une exceptionnelle pro-
spérité.
Sans doute des guerres inutiles et, à l'i-ntérieur du royaume, une grande misère
vinrent-elles assombrir les dernières années d'un règne jusqu'alors éclatant.
Mais comment oublier tout ce que le «Roi-Soleil» fit pour les savants, les
écrivains, les artistes, les voyageurs même, ainsi que le rappelle avec fougue
Voltaire dans sa célèbre lettre à Milord Hervey alors Garde des Sceaux
d'Angleterre?
Louis XIV songeait à tout; il protégeait les Académies et distinguait
.ceux qui se signalaient. Il ne prodiguait point ses faveurs à un genre de
mérite à l'exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent non ce
qui est bon, mais ce qui leur plaît; la physique et l'étude de l'Antiquité
attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu'il
soutenait contre l'Europe; car en bâtissant trois cents citadelles, en faisant
marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l'Observatoire et tracer
63
une méridienne d'un bout du royaume à l'autre, ouvrage unique dans le
monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs
grecs et latins; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de
l'Afrique et de l'Amérique chercher de nouvelles connaissances. Songez,
milord. que, sans le voyage et les expériences de ceux qu'il envoya
à Cayenne1 en 1672, et sans les mesures de M. Picard2 jamais Newton"'
n'eût fait ses découvertes sur l'attraction. Regardez, je vous prie, un
Cassini et un Huygens" qui renoncent tous deux à leur patrie, qu'ils
honorent, pour venir en France jouir de l'estime et des bienfaits de Louis
XIV. Et pensez-vous que les Anglais même ne lui aient pas d'obligation!
Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II6puisa tant de politesse
et tant de goût? Les bons auteurs de Louis XIV n'ont-ils pas été vos
modèles? .N'est-ce pas d'eux que votre sage Addison7 l'homme de votre
nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques?
L'évoque Burnet8 avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de
Charles II, réforma chez vous jusqu'à la chaire , malgré la différence de nos
religions. Tant la saine raison a partout d'empire! Dites-moi si les bons
livres de ce temps n'ont pas servi à l'éducation de tous les princes de
l'empire. Dans quelles cours de l'Allemagne n'a-t-on pas vu de théâtres
français? Quel prince ne tâchait pas d'imiter Louis XIV? Quelle nation ne
suivait pas alors les modes de la France? (...)
Enfin la langue française, mi-lord, est devenue presque la langue
universelle. A qui en est-on redevable? était-elle aussi étendue du temps de
Henri IV? Non, sans doute; on ne connaissait que l'italien et l'espagnol. Ce
sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui
a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains? C'était M.
Colberf10, me direz-vous; je l'avoue, et je prétends bien que le ministre doit
partager la gloire du maître. Mais qu'eut fait un Colbert sous un autre
prince? sous votre roi Guillaume1' qui n'aimait rien, sous le roi d'Espagne
Charles II12sous tant d'autres souverains*? Croiriez-vous bien, milord, que
Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d'un genre? il choisit Lulli13
pour son musicien, et ôta le privilège à Cambert14, parce que Cambert était
un homme médiocre, et Luili un homme supérieur. Il savait distinguer
l'esprit du génie; il donnait à Quinault'5 les sujets de ses opéras; il dirigeait
les peintures de Lebrun16; il soutenait Boileau, Racine et Molière contre
leurs ennemis; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts
et toujours en connaissance de cause; il prêtait de l'argent à Van Robais17
pour établir ses manufactures; il avançait des millions à la Compagnie des
Indes, qu'il avait formée; il donnait des pensions aux savants et aux braves
64
officiers. Non seulement il s'est fait de grandes choses sous son règne, mais
c'est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d'élever à sa
gloire un monument que je consacre encore plus à l'utilité du genre
humain"**.
VOLTAIRE. Lettre à Milord Hervey (1740).
Примечания:
1. Порт во Французской Гвиане (Южная Америка), а также одно из названий этой
колонии. 2. Пикар, Жан (1620 - 1682) — французский астроном, первым с достаточ-
ной точностью провел измерения дуги меридиана. 3. Ньютон, Исаак (1642 - 1727) —
знаменитый английский математик, астроном и физик. 4. Кассини, Жан Доминик
(Джованни Доминико) (1625 - 1712) — астроном, геодезист, картограф, родился в
Италии, работал в Париже. Первый директор Парижской Обсерватории. 5. Гюйгенс,
Христиан (1629-1695) — голландский физик и астроном, в 1665 - 1681 гг. работал
в Париже. 6. Карл II, (1630 - 1685) — английский король, сын казненного короля Кар-
ла I, был приглашен на английский трон в 1660 г. после смерти Кромвеля, до этого
жил в изгнании. 7. Аддисон, Джозеф (1672 - 1719) — английский государственный
деятель и писатель. 8. Вернет, Джозеф (1643 - 1715) — епископ Солсбери, историк.
9. Вплоть до церковного красноречия. 10. Кольбер, Жан Батист (1619 - 1683) —
знаменитый министр Людовика XIV, генеральный контролер финансов. 11. Виль-
гельм IIIОранский (1650 - 1702) — штатгальтер Голландии, в 1689 г. призван на анг-
лийский трон после свержения династии Стюартов. 12. Карлос II, король Испании,
правил с 1665 по 1700 г., последний представитель династии Габсбургов. После его
смерти началась война за "испанское наследство". 13. Люлли, Жан Батист (Джованни
Баттиста Лулли, 1623 - 1687) — французский композитор. Родился в Италии, с 1646 г.
жил во Франции. С 1662 г. музыкальный суперинтендант короля. Автор "Психеи".
"Армиды" и др. 14. Камбер, Робер (1628 - 1687) — французский композитор, музы-
кальный суперинтендант Анны Австрийской. В 1669 г. получил от Людовика XIV
привилегию на открытие музыкального театра. В 1672 г. привилегия была передана
Люлли. 15. Французский поэт Кино (1635 - 1688), автор либретто опер Люлли.
16. Лебрен, Шарль (1619 - 1690) — французский художник, основатель Академии
живописи и скульптуры. По его эскизам выполнены многочисленные декоративные
украшения в Лувре, Версале и др. 17. Владелец знаменитых текстильных мануфактур.
Вопросы:
*Се paragraphe ne fait-il pas apparaître une sorte de chaleur, d'enthousiasme
patriotique, qu'on n'attendrait guère d'un écrivain souvent si hostile à l'Ancien Régime?
**D'après cette leltre., commentez, l'affirmation de Voltaire "C'est encore plus d'un
grand roi que j'écris l'histoire." .
65
ORIGINE DE «LA MARSEILLAISE (1792)»
Tout le monde connaît les principaux hymnes révolutionnaires: le Ça ira,
la Carmagnole, le Chant du Départ. Mais, malgré leur succès populaire, aucun
d'eux ne devait rencontrer la prodigieuse fortune de LaMarseillaise, hymne de
liberté, qui allait, plus tard, devenir l'hymne national des Français.
Il y avait alors un jeune officier d'artillerie en garnison à Strasbourg.
Son nom était Rouget de Lisie. Il était né à Lons-le-Saunier, dans le Jura,
pays de rêverie et d'énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce
jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme
penseur. Recherché pour son double talent de musicien et de poète, il
fréquentait régulièrement la maison de Dietrich, patriote alsacien, maire de
Strasbourg; la femme et les jeunes filles de Dietrich partageaient
l'enthousiasme du patriotisme et. de la Révolution, qui palpitait surtout aux
frontières, comme les crispations du corps menacé sont plus sensibles aux
extrémités. Elles aimaient le jeune officier, elles inspiraient son cœur, sa
poésie, sa musique. Elles exécutaient les premières ses pensées à peine
écloses, confidentes des balbutiements de son génie.
C'était l'hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de
Dietrich était pauvre, sa table frugale, mais hospitalière pour Rouget de
Lisie. Le jeune officier s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un
frère de la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de munition' et
quelques tranches de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisie
avec une sérénité triste et lui dit: «L'abondance manque à nos festins; mais
qu'importé, si l'enthousiasme ne manque à nos fêtes civiques et le courage
aux cœurs de nos soldats! J'ai encore une dernière bouteille de vin dans
mon cellier. Qu'on l'apporte, dit-il à une de ses filles, et buvons-la à la
liberté et à la patrie. Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie
patriotique, il faut que de Lisie puise dans ces dernières gouttes un de ces
hymnes qui portent dans l'âme du peuple l'ivresse d'où il a jailli.» Les
jeunes filles applaudirent, apportèrent le vin, remplirent le verre de leur
vieux père et du jeune officier jusqu'à ce que la liqueur fût épuisée.
Il était minuit. La nuit était froide. De Lisie était rêveur; son cœur était
ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa
chambre solitaire, chercha lentement l'inspiration, tantôt dans les
palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument
d'artiste, composant tantôt l'air avant les paroles, tantôt les paroles avant
l'air, et les associant tellement dans sa pensée qu'il ne pouvait savoir lui-
66
même lequel, de la note ou du vers, était né le premier, et qu'il était
impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de
l'expression. Il chantait tout et n'écrivait rien*.
Accablé de cette inspiration sublime, il s'endormit la tête sur son
instrument et ne se réveilla qu'au jour. Les chants de la nuit lui remontèrent
avec peine dans la mémoire comme les impressions d'un rêve. Il les écrivit,
les nota et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses
propres mains des laitues2 d'hiver. La femme et les filles du vieux patriote
n'étaient pas encore levées. Dietrich les éveilla, appela quelques amis, tous
passionnés comme lui pour la musique et capables d'exécuter la
composition de de Lisie. La fille aînée de Dietrich accompagnait. Rouget
chanta. A la première strophe, les visages pâlirent, à la seconde les larmes
coulèrent, aux dernières le délire de l'enthousiasme éclata. La femme de
Dietrich, ses filles, le père, le jeune officier se jetèrent en pleurant dans les
bras les uns des autres. L'hymne de la patrie était trouvé; hélas, il devait
être aussi l'hymne de la Terreur3 L'infortuné Dietrich marcha peu de mois
après à l'échafaud, au son de ces notes nées à son foyer, du cœur de son
ami et de la voix de ses filles.
Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de
ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l'adopta pour être
chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les
Marseillais le répandirent en France en le chantant sur leur route4. De là lui
vient le nom de Marseillaise. La vieille mère de Lisie, royaliste et
religieuse, épouvantée du retentissement de la voix de son fils, lui écrivait:
«Qu'est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde" de
brigands qui traverse la France et auquel on mêle notre nom?» De Lisie lui-
même, proscrit en qualité de royaliste, l'entendit, en frissonnant, retentir
comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers des
Hautes-Alpes. «Comment appelle-t-on cet hymne? demanda-t-il à son
guide. — La Marseillaise», lui répondit le paysan. C'est ainsi qu'il apprit le
nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l'enthousiasme qu'il avait
semé derrière lui**.