La pratique stylistique ne peut donc être que structurale.
On peut d'abord envisager de quoi est composé le champ stylistique.
9.Texte en cadres de la stylistique.
Toutes ces deux sciences sont unies par le même objet d’étude : LE TEXTE. Qu’est-ce que c’est donc un texte? Une certitude, néanmoins. Il n'y a de stylistique que textuelle, ne serait-ce qu'en raison des faits de macrostructure. Souvent, au cours des développements précédents, on a rencontré le texte, véritable espace livré aux manœuvres stylistiques : celles-ci structurent celui-là, qui conditionne la portée de ces manœuvres. C'est dire que se crée une sorte de consubstantialité entre la discipline d'approche, la stylistique, et son domaine privilégié, la littérature. Evidemment, il faut entendre texte au sens large : depuis l'unité qui se donne elle-même comme telle (scène, chapitre, poème), jusqu'à l'oeuvre complète et même à la série générique. La question de l'unité inférieure ne saurait se régler, éventuellement, que par des procédures d'analyse critique: à l'artifice du découpage à fins purement expérimentales (ou résolument extrascientifiques, comme dans les contrôles de connaissances), ne saurait correspondre que l'artifice de la construction par l'analyste, de manière à monter une pertinence quelconque dans l'élaboration langagière. Justement, le texte est un montage, par un côté ou par l'autre : montage de structures langagières à la production, y compris montage, plus automatique, des modèles généraux d'expression par rapport aux types fondamentaux de discours; montage de grilles à la réception, y compris montage, plus conscient, des procédures de saisie. Il est possible d'appréhender et de justifier un texte, c'est-à-dire la constitution d'une suite discursive en texte, à partir de chacune des articulations de ce double système de montage : quatre niveaux textuels, ou quatre textes. Ces considérations conduisent à consacrer le caractère scripturaire de la littérature : il est certain qu'un art non-langagier relève d'autres systèmes sémiologiques ; mais le problème posé par l'oralité n'est pas celui d'une littérature orale. L'oralité ne saurait entrer en compte que par le biais de la représentation graphique d'une part, et de la traduction stylistico-phonétique d'autre part, des inflexions sonores propres à telle ou telle manière de locution ; elle ne saurait définir une littérarité, constituer une pratique littéraire spécifique, en lieu et place du scripturaire : une littérature orale est une littérature dont on enregistre par écrit la production. La production fixée, ou les divers états fixés de la production transforment la mobilité des multiples possibles, inhérente à différents actes de paroles, en texte. Le stéréotype de répétitions orales sans cesse renouvelées a vocation textuelle ; la marque indélébile d'une unique prestation exclusivement orale, si elle doit être conservée, a vocation textuelle. Il ne faut donc pas confondre support matériel, variable selon les occurrences et les situations, et attribut essentiel du discours littéraire.
Ces remarques ne doivent pas conduire les amateurs à négliger la composante nucléaire du matériau stylistique : le son, objet privilégié des esthètes qui se jouent dans la substance de l'expression. Mais n'oublions pas non plus que le matériau élémentaire lui-même de la mise en œuvre stylistique est le mot, même si l'unité stylistique expérimentale est le texte. Une fois de plus, c'est dans le dynamisme d'une tension que peut positivement se déployer l'activité du praticien de notre discipline.
10. Notion de style.
La notion de style est déterminante pour évaluer la convenance entre l'objet traité et la forme du discours. Le style, composante centrale de l'élocution dans les genres rhétoriques, devint naturellement une composante tout aussi centrale dans les genres poétiques une fois que ceux-ci furent réinterprétés par référence à ceux-là. Il en résulta que l'étude de la forme des genres poétiques ne fut plus seulement l'étude des moyens d'expression (prose contre vers) ou des modes d'imitation (imitation pure ou récit), mais finit par inclure aussi l'étude des niveaux de langue en convenance avec tel ou tel sujet (ainsi la langue de la tragédie ne saurait se confondre avec celle de la comédie) et accorda une place majeure aux éléments ornementaux que sont les figures de rhétorique, pensées comme un élément essentiel du pouvoir de séduction que l'œuvre littéraire doit posséder à l'instar de tout discours (notamment le judiciaire). Cela aura deux conséquences terminologiques et disciplinaires : d'abord, le mot rhétorique finira par se spécialiser pour signifier moins l'art de persuader en général que l'art d'agencer des figures (ce qui, avec le temps, semblera très formel et contribuera à un discrédit provisoire de la rhétorique) ; ensuite, se dessinera peu à peu le champ d'une discipline qu'on appelle la stylistique, laquelle selon l'éclairage retenu, sera
— étude des moyens d'expression (prosodie, métrique, rythme, etc.) ;
— étude des modes d'imitation et, plus généralement, des formes de chaque genre (d'où la notion de stylistique des genres, visant à identifier les invariants structuraux du texte théâtral, du texte romanesque, du texte poétique, etc.) ;
— étude des niveaux de langue ou, plus souvent, de la langue spécifique de tel ou tel auteur (le style de Racine, le style de Chateaubriand, le style de Proust, etc.) ;
— étude des procédés ornementaux, c'est-à-dire des figures (par exemple, l'étude des images dans un texte).
11. Langue et style
On ne reviendra pas ici sur la définition de la langue pour elle-même ; on rappellera qu'elle se présente comme un système grammatical commun, pour une époque donnée, à l'ensemble des locuteurs d'une même communauté linguistique. Face à ce système, comment définir le style ?
Marque de la personnalité d'un locuteur dans le discours qu'il prononce (ou qu'il écrit), le style est souvent caractérisé par ses traits distinctifs : il était au XVIIe siècle ce « je ne sais quoi », difficile à définir mais reconnaissable, qui individualisait toute production.
Cette conception se rencontre encore chez O.Cressot, pour qui le style, relevant de la parole, est « le choix fait par les usagers dans tous les comportements de la langue ». Ainsi, l'usager du français, désirant communiquer un refus, aura le choix entre : Je ne peux pas, je ne puis, je ne saurais, etc.
Ce choix peut être conscient ou ne pas l'être : il constitue cependant un écart entre la langue et la réalisation individuelle qu'est la parole. Ainsi défini il apparaît comme « le choix que tout texte doit opérer parmi un certain nombre de disponibilités contenues dans la langue ». Définir le style consistera donc à dégager les composantes de ce choix. Mais le discours d'un locuteur (d'un écrivain) peut s'accorder plus ou moins au choix conscient de formes grammaticales et syntaxiques : la part peut varier entre l'art qui choisit et la nature qui impose. Pour tenir compte de cela, R.Barthes distingue dans ce que nous avons appelé « style » le style et l'écriture. Langue et style sont, selon Barthes, deux choses qui s'imposent à l'écrivain et dont il n'est pas responsable. La langue est un « objet social » et, comme telle, elle « reste en dehors du rituel des Lettres »; elle est « en dehors de la littérature » .
Le style « est presque au-delà » : « Des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. ». Phénomène d'ordre germinatif, d'origine biologique, le style est «une nécessité qui noue l'humeur de l'écrivain à son langage ».
A ces deux natures, R. Barthes oppose l'écriture qui résulte d'une intention et d'un choix ; l'écriture est alors un engagement, une fonction, un « acte de la solidarité historique ». Fénelon et Mérimée, par exemple, emploient une langue différente, mais acceptant le même jeu de conventions, il ont la même écriture ; au contraire, Mérimée et Lautréamont utilisent le même état historique du français, mais leurs écritures sont profondément différentes. Langue et style sont des «objets»; l'écriture est une fonction. Elle l'est de trois manières :
a) Elle est un signal : genre littéraire, ton, le texte se désigne comme «littérature » ; l'art de Flaubert perpétué chez Zola fonctionne comme un signal de « littérature » dans le roman prolétarien et révolutionnaire.
b) Elle est une valeur : elle altère le sens des mots auxquels elle donne des valeurs nouvelles ; elle est intimidation, accusation ; démocratie, liberté, ordre, etc. changent de sens selon l'écriture idéologique qui les emploie.
c) Elle est un engagement : elle exprime l'attachement à un ordre, à une classe. Il existe en effet des écritures de classes, des écritures idéologiques; les adopter, c'est par là même affirmer une adhésion.
La langue est, avons-nous dit, l'ensemble des moyens dont disposent pour communiquer les usagers d'une même communauté linguistique. Ces moyens ne forment pas un ensemble homogène, identique malgré les temps, les lieux et les groupes. Au contraire, existent des sous-systèmes qui, dans un texte, interfèrent fréquemment. C'est à la stylistique de les démêler et de rendre compte de leur utilisation.
Une histoire de la langue française permet de dresser un inventaire (incomplet bien sûr) des moyens linguistiques d'une époque et d'un groupe donnés. Le lexique et la syntaxe des gentilshommes du XVIIe siècle ne sont pas tout à fait ceux des philosophes du XVIIIe, qui diffèrent encore de ceux des jeunes gens romantiques de 1830. Ainsi existe-t-il des langues d'époques, mais aussi des langues de classes sociales et des langues de groupes sociaux : langue des paysans, des intellectuels, des bourgeois ; langue de l'Administration, de l'Université, de l'Eglise ; langage des corps de métiers, des techniques diverses, des partis politiques, des mouvements d'idées ; argot des lycéens et des étudiants (de l'écolier limousin de Rabelais jusqu'à nous), des sportifs, des journalistes, des « mauvais garçons», des militaires, etc. A tout cela s'ajoutent encore les traits régionaux fournis au français par les langues éthniques (breton, catalan, occitan, basque, etc.) et les traits que l'âge et le sexe contribuent à distinguer (parler des enfants, opposition du lexique jeunes gens/jeunes filles). Tout cela représente une masse considérable de faits que la stylistique ne pourra ignorer puisque style et écriture puisent leurs matériaux dans cette masse.
Chaque style individuel ou collectif sera choix dans cette masse. Ainsi pourra-t-on admettre avec H.Morier un classement des styles (style pindarique, onctueux, pastel, intime, nombreux, plastique, etc.) groupés en «caractères» (faibles, délicats, équilibrés, positifs, forts, hybrides, subtils, défectueux). H.Morier aboutit à 70 types de styles, chiffre important et dérisoire puisqu'il semble à la fois multiplier les sous-catégories dont les limites interfèrent et ne pas dire cependant ce qui est spécifique au Zola de Germinal et au Baudelaire de La Charogne, tous deux classés dans le style naturaliste épique.
On remarquera que les dénominations mêmes des différents styles sont relativement « lâches » et qu'elles ne dessinent pas des contours d'une grande netteté. On remarquera que ces dénominations relèvent ou d'un certain impressionnisme ou du lexique de la caractérologie. Cela n'a rien d'étonnant : le style (style — tempérament — + écriture — choix volontaire) est chose complexe, phénomène où se rencontrent des traits qui appartiennent à la biologie, à la psychologie, à la sociologie, à la culture de l'individu qui écrit.., et ces traits peuvent être plus ou moins conscients, plus ou moins voulus. Et même si la stylistique doit s'efforcer d'établir ses propres catégories et ses classements propres, elle ne peut pas ignorer que l'objet de son étude est un fait humain riche de rencontres diverses. « ... Si le style est lié au tempérament, au caractère, à la condition sociale, à la vision de l'homme, comme cela est généralement reconnu, il est clair que la science du style doit se fonder sur une étude rationnelle de ces relations ».
Pour R.Jakobson, il y a style lorsqu'un énoncé est produit pour lui-même (« la visée du message en tant que tel ») et non pas uniquement pour transmettre une information. Ainsi un énoncé tel que La lune monte dans le ciel et luit à l'horizon ne vise qu'à communiquer une observation ponctuelle. Au contraire, cette communication s'accompagne d'une élaboration — acte volontaire par lequel on transforme un message éphémère en une forme durable — lorsque Lamartine écrit:
Et le char vaporeux de la reine des ombres monte et blanchit déjà les bords de l'horizon.
Cette élaboration qui définit le style met en relief l'acte poétique volontaire. Mais elle se trouve devant deux difficultés :
— Une difficulté théorique : cette position tend à concevoir le style comme un ornement qui s'ajouterait au message ;
— Une difficulté pratique : le résultat de toute élaboration n'est pas nécessairement style ; au bout, il peut simplement y avoir une production plate et anonyme:
«Un poème de l'abbé Cottin est aussi élaboré qu'un sonnet de Baudelaire».
Cette conception est, en fait, celle d'une stylistique de l'écart.
Nous avons vu, effectivement, que l'on définissait d'une manière commode le style comme un écart entre la langue et l'usage particulier qu'en fait tel sujet parlant. Cette définition traditionnelle, évidente à première vue, se heurte à un certain nombre de difficultés : parler d'écart suppose qu'on peut identifier les frontières qui lui donnent une existence. Cette identification est-elle possible ? Si l'on appelle écart un fait de parole qui constituerait une faute par rapport au code de la langue, on verra bien vite que le champ d'application concerné par cette définition se révèle forcément limité : la conjugaison de Zazie (R. Queneau) ou de Bérurier (San-Antonio) n'est en infraction qu'envers le code de la langue soutenue, mais rend bien compte du paradigme du code d'une certaine langue parlée. Dans ce cas, l'écart n'est finalement pas autre chose que l'usage d'un sous-code linguistique.