Sur le pouvoir absolu qui engendre inйvitablement un rйgime policier : "L'empereur avait cinq polices diffйrentes qui se contrфlaient l'une l'autre. Un mot qui s'йcartait de l'adoration je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait а jamais."
Et enfin, ce trait а propos de Napolйon, qu'il admire pour ses mйrites mais sans illusions sur ses tares : "En 1807 j'avais dйsirй passionnйment qu'il ne conquit pas l'Angleterre. Oщ se rйfugier alors ?"
Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la modernitй de son propos. On renversa leurs statues et l'on fut inondй de lumiиre ... Treize ans et demi de succиs firent d'Alexandre le Grand une espиce de fou ... Une armйe mкme libйratrice est toujours une grande calamitй. Oщ se rйfugier alors ? ... Chaque fois, une image m'apparaоt, j'ai envie de combler les pointillйs en avanзant des noms de personnes ou de lieux qui ont dйfrayй la chronique de notre temps.
Il n'est pas d'autre moyen d'йchapper а l'ennui et au dйgoыt de l'hypocrisie sociale que l'amour. "L'amour a fait le bonheur et le malheur de ma vie", йcrit-il dans sa notice autobiographique.
Stendhal rencontre pour la premiиre fois en mars 1818 Mathilde dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne rйpondra pas а son amour.
A-t-elle йtй sur le point de rйpondre а sa flamme, comme il s'efforce de s'en convaincre bien des annйes aprиs ? A examiner d'un oeil froid le comportement de la belle, il est permis de penser que non et son refus n'est pas dы, comme il le pense, aux calomnies d'une amie indigne mais а la simple, banale et dйcisive raison qu'elle ne l'aimait pas.
Ah ! S'il avait eu la taille la plus fine et un visage plus sйduisant ! Si Mathilde l'avait aimй ! Toute sa vie sans doute en eыt йtй changйe. Mais peut-кtre n'aurions-nous pas eu Le Rouge et le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen.
Car Stendhal incarne dans ses romans ses rкves d'amour fou. En crйant ses hйros il prend sa revanche sur les йchecs de sa propre vie : "Il se venge ... de n'кtre pas ce qu'ils sont. Tout йcrivain se rйcompense comme il peut de quelque injure du sort."
"Qu'une vie est heureuse, йcrit Pascal, quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition." Pour Stendhal l'amour est le commencement et la fin. De son enfance а ses derniиres annйes il n'a cessй d'кtre amoureux ou en quкte de l'amour. Dans tous ses romans il fait revivre les femmes qu'il a aimйes. Il йcrit Armance pour йchapper au dйsespoir que lui cause la rupture avec la comtesse Curial. De l'amour pour oublier Mathilde, les Promenades dans Rome dans le souvenir d'Alberte de Rubemprй
S'il a une tendresse particuliиre pour Milan, tenue par lui comme "le plus beau lieu de la terre" au point qu'il inscrit sur son йpitaphe : "Henri Beyle, Milanese", c'est tout simplement parce que c'est la ville de sa jeunesse et de ses amours, parce qu'il y a йtй heureux avec Angela et malheureux а cause de Mathilde. Malheureux mais amoureux, et l'important ce n'est pas d'кtre aimй mais d'aimer.
Mais l'йnergie а la maniиre stendhalienne, ce n'est pas celle du prйfet de police, c'est d'abord et surtout la passion amoureuse, un risque absolu, une folie merveilleuse devant qui tout s'abolit, un don total de soi, un йlan de l'вme vers le bonheur, rigoureusement indйpendant de la fortune, de l'ambition et des normes ordinaires de la rйussite.
Voyons ce que son amour pour Julien Sorel a fait par exemple de Mme de Renal, femme douce, pieuse, apparemment effacйe et soumise, d'un mйdiocre notable de province. Alors que l'homme qu'elle aime a tentй de la tuer, elle va le voir dans sa prison au mйpris des convenances sociales, prкte а tout sacrifier par la menace de la mort prochaine. "Dиs que je te voie, dit-elle а Julien, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi ... En vйritй je ne sais pas ce que tu m'inspires ... Tu me dirais de donner un coup de couteau au geфlier, que le crime serait commis avant que j'y eusse songй."
Et Julien, de son cфtй, s'aperзoit dans sa prison que l'ambition est morte dans son coeur, qu'il est "йperdument amoureux" de Mme de Renal ("Sache que je t'ai toujours aimйe, que je n'ai aimй que toi") et qu'"а aucun moment de sa vie [il] n'avait trouvй un moment pareil". C'est lа un trait caractйristique de l'oeuvre stendhalienne : la dйcouverte du bonheur dans le paroxysme de la passion.
Il ne s'agit pas d'un йtat dans lequel on s'installe, mais d'un moment oщ la briиvetй est compensйe par la qualitй et l'extraordinaire intensitй de la joie que l'on йprouve. Peu importe aprиs cela de connaоtre la souffrance ou mкme la mort. Rien ne peut abolir ces instants de bonheur parfait que l'on ne saurait payer trop chиrement : "C'est peu de chose а mes yeux, dit Mme de Rйnal, que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras."
Mкme quand cette femme sincиrement croyante est persuadйe que la maladie de son fils, qu'elle adore, est une vengeance du ciel pour ses pйchйs, elle ne peut que persister dans son amour : "Je suis damnйe irrйmйdiablement damnйe ... Mais au fond je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle йtait а commettre."
Ce thиme de l'instant exquis revient constamment dans l'oeuvre de Stendhal. Par exemple dans Lucien Leuwen : "Jamais il n'avait rencontrй de sensation qui approchвt le moins du monde de celle qui l'agitait. C'est pour ces rares moments qu'il vaut la peine de vivre."
Lui-mкme raconte dans La Vie d'Henri Brulard comment il connut un jour а dix-sept ans une approche voisine du "bonheur parfait" а la seule vue d'un paysage : "Je voyais ce beau lac s'йtendre sous mes yeux, le son de la cloche йtait une ravissante musique qui accompagnait mes idйes et leur donnait une physionomie sublime ... Pour un tel moment il vaut la peine d'avoir vйcu."
Le bonheur donc, c'est une occasion privilйgiйe, que les вmes йnergiques savent saisir : "Il se sentait entraоnй, il ne raisonnait plus, il йtait au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois comme compensation de tant de maux aux вmes faites pour sentir avec йnergie. La vie se presse dans les coeurs, l'amour fait oublier tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en quelques instants que pendant de longues pйriodes."
La passion chez Stendhal n'a pas seulement une valeur intrinsиque. Les вmes de qualitй attendent davantage qu'une existence plate ou une ambition ordinaire. Lorsqu'elles dйcouvrent l'amour c'est l'illumination soudaine, l'йcroulement des dйcors de ce thйвtre d'ombres, l'apparition de la vraie vie.
C'est un trait commun aux personnages stendhaliens issus de la haute sociйtй qu'ils ne se satisfont pas de leur condition. L'orgueilleuse Mathilde de La Mole est apparemment comblйe par le sort : "Que pouvait-elle dйsirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la beautй а ce qu'on disait, et а ce qu'elle croyait, tout avait йtй accumulй sur elle par les mains du hasard." Pourtant les brillants cavaliers "parfaits, trop parfaits" qui lui font la cour l'ennuient : "Elle abhorrait le manque de caractиre, c'йtait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grвce tout ce qui s'йcarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient а ses yeux." Ce qui l'attire - et l'irrite - chez Julien c'est qu'il ne ressemble pas aux autres, et qu'il a prйcisйment du caractиre : "Celui-lа n'est pas nй а genoux, pensa-t-elle."
C'est toujours en effet а la sociйtй et а ses tabous que vient se heurter la passion stendhalienne mкme quand elle est partagйe.
C'est dans la solitude de sa prison alors qu'il a йtй condamnй а mort et dans l'attente de son exйcution que Julien Sorel rencontre le bonheur et l'amour : "A aucune йpoque de sa vie Julien n'avait trouvй un moment pareil ... Jamais il n'avait йtй aussi fou d'amour." Il vit dans l'instant, "sans presque songer а l'avenir", le temps pour lui est arrкtй. "Par un йtrange effet de cette passion, quand elle est extrкme et sans feinte aucune, Mme de Renal partageait presque son insouciance et sa douce gaietй." Nous retrouvons lа cette aptitude а jouir du moment de bonheur, malgrй le tragique de la situation et pour une part а cause de lui, qui est un trait du hйros stendhalien. Dans les Cenci, quand Bйatrix finit par avouer, sous la torture, sa culpabilitй dans le meurtre de son pиre, tous les prisonniers membres de la conjuration bйnйficient avant l'exйcution d'un rйgime de faveur ! "Aussitфt on фta les chaоnes а tous et parce qu'il y avait cinq mois qu'elle n'avait vu ses frиres, elle voulut dоner avec eux et ils passиrent tous quatre une journйe fort gaie."
Mais c'est dans La Chartreuse de Parme que ce thиme du bonheur dans la solitude apparaоt dans tout son йclat, avec les йtranges amours de Clйlia et de Fabrice.
C'est dans sa prison que Fabrice йtrangement va lui aussi trouver le bonheur. Dиs son arrivйe dans la citadelle il est "йmu et ravi par le spectacle" qu'il voit de sa fenкtre grillagйe : "Par une bizarrerie а laquelle il ne rйflйchissait point, une secrиte joie rйgnait au fond de son вme ... Au lieu d'apercevoir а chaque pas des dйsagrйments et des motifs d'aigreur, notre hйros se laissait charmer par les douceurs de sa prison." La raison de cette joie secrиte est facile а dйceler, c'est qu'il a conscience de la prйsence de Clйlia, tout prиs de lui dans la citadelle, Clйlia qu'il espиre apercevoir. Lui qui avant de la rencontrer est amoureux de l'amour mais qui se contente de collectionner les maоtresses sans s'attacher vraiment а aucune ("Pour lui une femme jeune et jolie йtait toujours l'йgale d'une autre femme jeune et jolie, seulement la derniиre connue lui semblait la plus piquante"), lui pour qui une des dames les plus admirйes de Naples a fait des folies "ce qui d'abord l'avait amusй et avait fini par l'excйder d'ennui", le voici qui soudain dйcouvre une puissante raison de vivre. Et c'est dans une prison. Le symbole est йvident : c'est la sociйtй qui est l'accusйe. Au faоte de la tour Farnиse, Fabrice rкve, il admire la beautй de l'immense horizon, de Trйvise au mont Viso, les pics alpins couverts de neige, les йtoiles, et s'arrкte а cette conclusion : "On est ici а mille lieues au-dessus des petitesses et des mйchancetйs qui nous occupent lа-bas."
Il est tellement йmu d'apercevoir Clйlia а travers la meurtriиre qu'il a percйe dans un abat-jour de bois destinй а lui cacher le palais du gouverneur qu'il en oublie sa condition de prisonnier. Quand le trouble de la jeune fille lui montre qu'il est aimй, son coeur est inondй de joie : "Avec quels transports il eыt refusй la libertй si on la lui eыt offerte en cet instant." Il la refuse d'ailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le faire йvader, car il ne veut pas quitter "cette sorte de vie singuliиre et dйlicieuse" qu'il trouve auprиs de Clйlia : "N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison ? ... Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu oщ l'on est au comble du bonheur ?" Il faut que Clйlia elle-mкme, qui craint son assassinat, le contraigne sous serment а accepter le projet de la duchesse et du comte Mosca. Il s'йvade alors de la forteresse, arrive sans encombre sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, "le lac sublime", qui l'enchantaient dans son adolescence, mais, au sombre dйsespoir de sa tante, il tombe dans une mйlancolie qu'il n'arrive pas malgrй tous ses efforts а masquer. "Le sentiment profond par lui cachй avec beaucoup de soin йtait assez bizarre, ce n'йtait rien moins que ceci : il йtait au dйsespoir d'кtre hors de prison."
Mais l'amour physique dans tout cela, que devient-il ?
Il est vrai qu'en apparence il est absent de l'oeuvre de Stendhal.
Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait dйjа notй le phйnomиne. "La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter Scott."
Et pourtant le sujet en lui-mкme pouvait paraоtre scabreux puisqu'il s'agissait de l'amour incestueux d'une belle duchesse pour son neveu. Mais Balzac encore a raison d'admirer : "Faire un personnage noble, grandiose, presque irrйprochable d'une duchesse qui rend un Mosca heureux et ne lui cache rien, d'une tante qui adore son neveu Fabrice, n'est-ce pas un chef-d'oeuvre ?"
Certains le soupзonnent d'avoir йtй un "babilan" comme Octave de Malivert dont il a racontй les amours malheureuses dans Armance. Cette hypothиse est aujourd'hui largement rйfutйe par les historiens littйraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux tйmoignages trиs explicites de ses maоtresses, en particulier aux lettres de la comtesse Curial et aux confidences d'Alberte de Rubemprй, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentйes de l'вme.
Ce qui est vrai c'est que son extrкme sensibilitй a pu jouer а Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous raconte lui-mкme que lors d'une "dйlicieuse partie de filles" organisйe par ses amis а Paris lors de son retour de Milan, laissй seul avec une courtisane dйbutante, la belle Alexandrine, il s'avйra dйfaillant et fit "un fiasco complet" parce qu'il ne pouvait se dйbarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimйe. D'oщ sa curiositй pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre dans De l'amour. Mais il est un peu rapide d'arguer de ces incidents de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait йtй rйduit au platonisme pur.
Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son rфle satanique, est йtroitement liй а la morale chrйtienne et aux tabous sexuels qu'elle a artificiellement imposйs. "Pour que le Don Juan soit possible il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut йtй un effet sans cause dans l'Antiquitй. La religion йtait une fкte, elle exhortait les hommes au plaisir."
Aussi, au dйpart, une grande partie du plaisir qu'йprouve Don Juan c'est de braver l'hypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement rйprimйs par l'Inquisition. Le sentiment du danger et celui du pйchй se conjuguent pour augmenter le plaisir.
Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote d'une princesse italienne du XVIIe siиcle qui "disait en prenant une glace avec dйlices le soir d'une journйe fort chaude : quel dommage que ce ne soit pas un pйchй". Ici le risque de la damnation n'est pas seulement acceptй, il est souhaitй.
Il est intйressant de comparer la faзon remarquablement pudique dont Stendhal parle de l'amour dans ses romans et le ton volontiers direct et mкme cru qu'il emploie dans ses lettres ou dans son journal. Par exemple : "Qu'il y a loin de lа aux grandes lettres que j'inventais а Vienne en 1809, ayant une vйrole horrible, le soin d'un hфpital de quatre mille blessйs ... une maоtresse que j'enfilais et une maоtresse que j'adorais."
Aussi dans l'oeuvre romanesque l'auteur a-t-il fait un choix esthйtique et moral. A tort ou а raison, mais consciemment, Stendhal a proscrit le langage ordinaire d'Henri Beyle. Il refuse par un йvident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet amour que l'on nomme physique, alors que dans ses йcrits intimes il semble au contraire prendre parfois un malin plaisir а scandaliser par son vocabulaire de corps de garde.
En vйritй le ton faussement dйsinvolte de ses lettres ne doit pas faire illusion. S'il use de mots crus et joue les cyniques, c'est pour prйserver sa rйputation d'esprit fort et se protйger contre les railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement, le vrai Stendhal n'est pas celui de la vie courante, le correspondant de Mйrimйe, c'est celui de ses romans, pour qui "la pudeur est la mиre de la plus belle passion du coeur humain, l'amour", et qui йcrit а la fin de sa vie : "Je ne me souviens, aprиs tant d'annйes et d'йvйnements, que du sourire de la femme que j'aimais."