"Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir а votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est rйvoltй contre la bassesse de sa fortune. "Je ne vous demande aucune grвce ... Je ne me fais aucune illusion, la mort m'attend : elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. "Voilа mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sйvйritй que, dans le fait, je ne suis point jugй par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurйs quelque paysan enrichi mais uniquement des bourgeois indignйs..."
Ce texte, souvent citй, que Stendhal йcrivit dans les derniиres annйes de sa vie, semble bien exprimer sa pensйe profonde qu'il livre sans complaisance. Rien ne lui fait plus horreur que l'hypocrisie, et il ne veut pas se montrer meilleur qu'il n'est. D'oщ cette brutalitй dans la franchise qui, au lieu de chercher а arrondir les angles, le conduit а accentuer le trait par un goыt du scandale qui se confond avec celui de la vйritй.
S'agissant du peuple, il nous livre le fruit de ses rйflexions avec un rien de provocation qui cache sans doute une rйvolte profonde devant l'injustice de l'humaine condition. Oui, il dйsire passionnйment le bonheur du peuple, mais ce serait un supplice de tous les instants que de vivre avec lui. Amer constat d'impuissance mais pourquoi jeter les belles вmes et farder la vйritй ? Oui, il prйfиre la compagnie de ceux qui aiment la musique de Mozart et les tragйdies de Shakesperare. Comme le dit un de ses hйros : "Vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?"
Non qu'il accepte l'injustice sociale et se range du cфtй des classes privilйgiйes. Qu'il s'agisse d'Armance, du Rouge et Noir, de Lucien Leuwen, ses romans sont une condamnation sans appel de la sociйtй nйe de la rйvolution bourgeoise, aucune des classes dirigeantes qui se disputent le pouvoir et l'argent ne trouve grвce а ses yeux : "Jamais les hommes de salon ne se lиvent le matin avec cette pensйe poignante : comment dinerai-je ?"
Mais d'abord, il faut se souvenir de ce qu'est le peuple au dйbut du XIXe siиcle, la misиre а laquelle il est rйduit, l'йducation dont il est privй, ses intolйrables conditions de vie, sa vulnйrabilitй а la maladie, l'alcoolisme, l'insalubritй de l'habitat ouvrier. Telle est la terrible rйalitй du moment. Le peuple est alors proche de la vision qu'en donne Hugo dans Les Misйrables ou Eugиne Sue dans Les Mystиres de Paris.
Voici par exemple comment un historien йvoque la vie des ouvriers sous Napolйon : "La durйe du travail quotidien dйpasse dix heures; elle va de cinq heures du matin а sept heures du soir en йtй et de six heures du matin а six heures du soir en hiver, avec deux heures de repas...L'ouvrier est dйsarmй devant le patron : interdiction des compagnonnages et des coalitions, obligation du livret ... C'est а l'вge de douze ans ou quatorze ans que l'on entre а l'atelier, mais dиs sept ans certains enfants sont employйs dans les fabriques а dйvider la laine et le coton. Autant dire que l'instruction est quasi inexistante, la frйquentation d'une йcole impossible ... La combativitй n'est pas trиs dйveloppйe, la conscience de classe inexistante ... Des caves de Lille aux taudis de la Citй, l'insalubritй de l'habitat ouvrier est gйnйrale. Le docteur Menuret le constate en 1804."
Stendhal a conscience а la fois de l'injustice faite au peuple et de sa propre impuissance а changer cette situation. D'oщ son repli sur les "happy few". Ce qui n'empкche pas dans son oeuvre, l'йcrivain de prendre parti, et dans Le Rouge et le Noir de tйmoigner pour "cette classe de jeunes gens qui, nйs dans une classe infйrieure et en quelque sorte opprimйe par la pauvretй, ont le bonheur de se procurer une bonne йducation et l'audace de se mкler а ce que l'orgueil des gens riches appelle la sociйtй".
Mais les "happy few", je l'ai dйjа notй, ne se recrutent pas seulement dans les couches sociales privilйgiйes ou mкme parmi ceux, comme Julien, qui ont eu "le bonheur de se procurer une bonne йducation". La vйritable noblesse pour Stendhal c'est celle du coeur. Quel est, dans sa jeunesse, l'homme pour lequel il йprouve le plus d'estime ? C'est le valet de chambre de son grand-pиre.
Le Grenoblois qui lui paraоt le plus noble ? Un ancien laquais. Avec qui se lie d'amitiй le jeune Fabrice au chвteau de Grianta ? Avec les hommes d'йcurie. Qui est Ferrante Palla, conspirateur et voleur de grand chemin ? "L'homme sublime" de La Chartreuse.
Et lorsque Stendhal dйclare abhorrer ce que l'on appelle de son temps "la canaille", ce jugement est singuliиrement tempйrй par l'admiration qu'il йprouve pendant les trois Glorieuses pour le courage et la grandeur du peuple, "hйroпque et plein de la plus noble gйnйrositй aprиs la bataille".
Quelles que soient les diffйrences de gйnie, de tempйrament, de vocation entre le dilettante de la chasse au bonheur et un philosophe comme Karl Marx, on ne peut qu'кtre frappй - et je l'ai йtй depuis longtemps - par la similitude de l'analyse de la monarchie de Juillet et que l'on retrouve dans le Lucien Leuwen d'Henri Beyle, et Les Luttes de classes en France de Karl Marx.
L'horreur du "vague" chez Stendhal nous vaut une analyse singuliиrement prйcise de la monarchie de Juillet. Lucien Leuwen est une des plus violentes critiques, faite par un romancier, de la sociйtй dominйe par l'argent.
Il s'agit d'une sociйtй dйterminйe, dominйe par l'aristocratie financiиre а une йpoque elle-mкme dйterminйe, celle de Louis-Philippe et de l'hйgйmonie de cette fraction de la bourgeoisie franзaise dont parle Marx.
Laffitte c'est le banquier Leuwen, pиre du hйros.
Il est admirable que Stendhal, dans un roman, ait йtй amenй а dйcrire avec autant d'exactitude la nature et les moyens du pouvoir : а la tкte de l'Etat, la Banque, "cette nouvelle noblesse gagnйe en йcrasant ou en escamotant la rйvolution de Juillet". La Banque qui a mis sur le trфne celui que le romancier appelle non pas Robert Macaire, comme Karl Marx, mais ce qui revient au mкme dans son langage codй "le plus fripon des kings".
Les ministres qui acceptent de protйger le fils d'un banquier parce qu'ils spйculent а la Bourse, et qu'un "ministиre ne peut dйfaire la Bourse mais [que] la Bourse peut dйfaire un ministиre". Les prйfets qui fabriquent les йlections sans gloire - facilitйes par le rйgime censitaire - malgrй une distribution judicieuse des pots-de-vin, des dйbits de tabac et des annйes de prison. La police -ou plutфt les polices - dont le souci "est de veiller а ce que trop d'intimitй ne s'йtablisse entre les soldats et les citoyens" et qui de temps en temps fait assassiner un soldat par des provocateurs vкtus en ouvriers (l'incident Kortis qui met en scиne un agent du pouvoir blessй par une sentinelle qu'il voulait dйsarmer est historique). La religion que le gouvernement des banquiers libres-penseurs autant que celui de la Restauration bien-pensante rйvиre, parce qu'elle est "le plus ferme appui du gouvernement despotique". L'armйe dont la fonction n'est pas de dйfendre la patrie mais de "sabrer les tisserands et pour qui l'expйdition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo".
Il ne s'agit mкme plus d'un coup de pistolet au milieu d'un concert mais d'un concert de coups de pistolet, d'un feu roulant de mousqueterie sur la monarchie de Juillet, ses bailleurs de fonds, ses courtisans et ses policiers.
Alors que va devenir le hйros stendhalien dans ce bourbier ? Comment va-t-il s'y prendre pour aller а la chasse au bonheur ?
Prenons l'exemple de Lucien Leuwen.
Comme l'a notй Jean Prйvost, il est nй d'un rкve de compensation. Contrairement а Henri Beyle, il a un pиre riche qui l'aime, le comprend et le soutient. Sa mиre est vivante, et l'entoure de sa tendresse. Il est beau, йlйgant, enviй. Les grands de ce monde lui manifestent la considйration due а la richesse de son pиre. Enfin et surtout, il est aimй de Mathilde, ou plutфt de Bathilde, puisque c'est le prйnom de Mme de Chasteller, incarnation littйraire du grand amour de Stendhal.
Dиs le dйpart, donc, toutes les conditions paraissent rйunies pour que Lucien ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pиse sur lui. Atteint de la "maladie du trop raisonner", la sociйtй telle qu'il la voit n'arrive pas а l'enthousiasmer.
D'oщ les йtranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dиs la premiиre phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clй :
"Lucien Leuwen avait йtй chassй de l'Ecole Polytechnique pour s'кtre allй promenй mal а propos, un jour qu'il йtait consignй, ainsi que tous ses camarades : c'йtait а l'йpoque d'une des cйlиbres journйes de juin avril ou fйvrier 1832 ou 1834.
"Quelques jeunes gens assez fous, mais douйs d'un grand courage, prйtendaient dйtrфner le roi, et l'Ecole Polytechnique (qui est en possession de dйplaire au maоtre des Tuileries) йtait sйvиrement consignйe dans ses quartiers. Le lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyй comme rйpublicain."
La petite "promenade" si discrиtement йvoquйe qu'a accomplie Lucien, c'est celle qui l'a conduit le 5 juin 1832 aux funйrailles du gйnйral Lamarque. Ancien soldat de la Rйvolution et de l'Empire, volontaire en 1792, le gйnйral Lamarque s'est rendu populaire par son opposition aux Bourbons et а Louis-Philippe. Ses obsиques sont l'occasion d'une vйritable insurrection contre la monarchie de Juillet; elle se termine aprиs quarante-huit heures de violents combats par le massacre des derniers insurgйs au cloоtre Saint-Merri. Nous n'en sommes pas loin. On dйnombre quelque huit cents morts et blessйs.
Si les carlistes y participent, le courant rйpublicain est largement dominant. "L'union se rйalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhйrents aux sociйtйs rйpublicaines et les membres des corporations ouvriиres..."
C'est sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel Chrйtien, le hйros rйpublicain du cloоtre de Saint-Merri, qui a touchй le coeur du monarchiste Balzac.
Lucien Leuwen, lui, n'en mourra pas, mais il est renvoyй de l'Ecole, et sans le salon et l'argent de son pиre, "jamais [dit-il lui-mкme], je ne me relиverai de la profonde disgrвce oщ nous a jetйs notre rйpublicanisme de l'Ecole Polytechnique".
A l'un de ses amis moins scrupuleux qui l'invite а entrer sans plus attendre dans la carriиre, il rйpond : "Tu as cent fois raison ... mais je suis bien а plaindre : j'ai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous cette porte trop de fumier."
Comme Stendhal, son hйros est un jacobin qui pense que la Rйvolution franзaise a йtй un jalon dйcisif sur la voie des temps modernes et de la conquкte du bonheur pour les peuples. Il considиre avec un mйpris amusй les nostalgiques de l'Ancien Rйgime qui gйmissent sur la dйcadence franзaise : "Rien n'йtait plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c'йtait prйcisйment а compter de 1786 que la France avait commencй а sortir un peu de la barbarie oщ elle est encore а demi plongйe."
Mais la Rйvolution a dйbouchй sur "l'Empire et sa servilitй", et les anciens gйnйraux de Napolйon, si braves hier au combat pour la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : "Heureux les hйros morts avant 1804 !" Napolйon, au moment de la signature du Concordat, exile un de ses gйnйraux aprиs ce bref dialogue avec lui : "La belle cйrйmonie, Delmas ! c'est vraiment superbe, dit l'empereur revenant de Notre-Dame. - Oui, gйnйral, il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez." Et ce qui a succйdй а l'Empire est plus mйprisable encore. La Restauration avec le retour des йmigrйs dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la Terreur blanche, le triomphe de l'obscurantisme. Enfin, la monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trфne et la Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le vrai pouvoir.
Nй trop tфt ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait oщ porter ses pas : "En vйritй ... Je ne sais ce que je dйsire." Ce qui est sыr, c'est qu'il refuse le nouveau pouvoir oщ il ne voit que mйdiocritй, bassesse, compromission et "presque le crime de l'humanitй envers le petite peuple". Certes, il est tentй par le rкve rйpublicain qui l'a dйjа conduit, jeune йtudiant, aux obsиques du gйnйral Lamarque. Dans son rйgiment qui "foisonne de dйnonciateurs et d'espions", son admiration va aux conjurйs romantiques qui ont devinй en lui la complicitй d'une вme noble et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de leurs opinions rйpublicaines.
Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rкve de ses chers rйpublicains un peu fous s'achиvera quelques dizaines d'annйes plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur d'un cimetiиre parisien. Un mur qui porte aujourd'hui leur nom.
Mais, au-delа de son dйgoыt pour le systиme en vigueur, il s'interroge sur celui qui pourrait suivre. En France il n'entrevoit rien de possible dans l'immйdiat.
Il songe un moment а partir en Amйrique qu'il imagine rйpublicaine, mais estime qu'il s'ennuierait lа-bas.
"Je prйfиrerais cent fois les moeurs йlйgantes d'un cour corrompue ... J'ai besoin des plaisirs donnйs par une ancienne civilisation."
Conscient de s'enfermer dans une impasse, il se juge sans indulgence : "Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il n'y a qu'un sot ou un enfant qui consente а conserver des dйsirs contradictoires."
Ce sont pourtant ces dйsirs contradictoires qui portent la marque du hйros stendhalien. Il ne peut pas rйsoudre seul cette contradiction, et c'est а l'Histoire qu'il reviendra de trancher un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la sociйtй de son temps, mais il n'a ni les moyens, ni le goыt, ni vraiment l'envie de la remplacer par une autre dont les contours ne lui paraissent pas avec nettetй ou lui semblent au contraire trop abrupts.
Alors, que peut faire le hйros, sinon tenter de prйserver son intйgritй, puisque le terrain est minй par l'homme de qualitй. Se rйfugier une fois de plus dans l'йgotisme : "Au fond, je me moque de tout exceptй de ma propre estime", se dit Lucien. Ce qui signifie tout bien pesй qu'il ne se moque de rien. Mais cette dйmarche le conduit d'abord а refuser d'entrer dans le jeu, il n'accepte d'кtre ni conquйrant ni Rastignac, ni rйcupйrй comme Frйdйric Moreau, le hйros flaubertien de l'Education sentimentale. Il demeure fidиle а son attitude de protestataire : "Moi plйlйien et libйral je ne puis кtre quelque chose au milieu de toutes ces vanitйs que par la rйsistance."
Lucien Leuwen, c'est l'histoire d'un homme qui rкve d'une rйpublique utopique et qui, ne voyant rien venir, s'efforce de vivre sans perdre son propre respect dans une sociйtй dont il rejette la rиgle, bien qu'apparemment elle le favorise. C'est l'histoire d'une solitude а laquelle il ne peut йchapper lui aussi que par l'amour.
Pourquoi а la lecture de Stendhal suis-je frappй par l'acuitй de certaines rйflexions qui, au-delа de la diversitй des situations, des pays et des hommes, malgrй les annйes йcoulйes, me paraissent jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des individus ou des peuples face а la politique, au pouvoir et а ses pйrils ? Mкme et surtout quand il s'agit de ceux qu'il estime ou qu'il aime.
A propos de Napolйon, par exemple, dont il йcrit pourtant vers la fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mйpris а l'йgard de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut "le seul homme qu'il respecta". Mais son admiration ne l'aveugle pas, qu'on en juge : "Treize ans et demi de succиs firent d'Alexandre le Grand une espиce de fou. Un bonheur exactement de la mкme durйe produisit la mкme folie chez Napolйon."
Sur la campagne d'Italie, alors que l'armйe franзaise, qui est encore celle de la Rйvolution, est accueillie d'abord avec enthousiasme parce qu'elle chasse l'occupant autrichien : "On renversa leurs statues et tout а coup l'on se trouva inondй de lumiиre." "Plus tard, l'enthousiasme diminua ... Le bon peuple milanais ne savait pas que la prйsence d'une armйe, fыt-elle libйratrice est toujours une grande calamitй."